Le cœur en peine, Peter se battait jour et nuit contre des sentiments contradictoires : la peur, et la colère, mais qui allaient aussi de paire. S'ajoutait même de la haine à tout ça, de la haine pour sa vieille amie Meggie, qui était en France, et qu'il aurait dû épouser, mais aussi envers ses parents, ceux qui lui avaient donné la vie, qui était plus un cadeau qu'autre chose... Mais le jeune homme pensait qu'il faisait bien trop de tort à son entourage, et qu'il ne méritait ni de vivre, ni d'être heureux. Il avait une grosse boule dans la gorge et un poids dans la poitrine, et la seule chose qui pouvait le détendre dans ses moments là, c'était sa guitare. Il aimait effleurer ses cordes, caresser du bout des doigts le bois, et la sentir là, avide de répondre à la moindre pression de son propriétaire, le rassurait. Sa gratte, c'était tout ce qu'il y avait de plus précieux. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, et pour rien au monde il ne s'en serait séparé. Ces derniers temps, il l'avait un peu délaissée – entre son idylle avec Mackenzie qui s'était terminé en cauchemar et l'annonce faite par Cristal, qu'il allait être père, il n'avait plus eu beaucoup de temps pour s'adonner à la musique –, mais il comptait bien rattraper le temps perdu.

Las, il hissa la housse contenant sa guitare sur son épaule, consulta sa montre, et sortit de son appartement. C'était le seul moyen qu'il avait pour tout oublier, pour fuir la réalité et tous les ennuis qui vont avec. Son père n'aurait pas été fier de lui. Baisser les bras et se braquer ne servait à rien, disait-il. Mais là, ça n'était pas la question de savoir ce qu'aurait fait son père. Il était heureux, lui. Pas comme Peter... Mais il allait quand même de l'avant, essayant d'oublier tous les obstacles qu'il avait traversés, toutes les disputes qu'il avait essuyé. Perdu dans ses pensées, il arriva au square en moins de temps qu'il ne le pensait. Il n'y avait presque plus personne à cette heure-ci. Quelques badauds erraient encore çà et là, mais ils étaient tous sur le point de rentrer chez eux. Lorsqu'il pénétra dans le parc, Peter remarqua tout de suite quelque chose d'anormal. C'était un son de guitare, tout proche. C'est alors qu'il remarqua une jeune fille – qu'il n'avait jamais vu ici, soi dit en passant –, assise sur un banc, une gratte à la main. Elle semblait chanter en même tant qu'elle jouait, car sa bouche remuait sans qu'un seul son ne parvienne à Peter.

Ce dernier s'approcha lentement d'elle, afin de ne pas lui faire perdre sa concentration. Il aimait bien cette chanson. Elle lui redonnait toujours de la joie de vivre. Mais, pour une jeune fille, ça n'était pas prudent d'être seule à cette heure-ci. Peter s'arrêta à deux mètres, attendit que la chanson soit terminée pour déclarer, un imperceptible timbre d'émotion dans la voix :

« C'est joli... Tu en joues depuis combien de temps ? »

C'était une question légitime, après tout. Lui, ça ne faisait pas tellement longtemps, mais il se débrouillait plutôt bien. Et puis au moins, il aurait rencontré quelqu'un d'agréable, qui partageait les mêmes passions. Quelqu'un qui avait, au moins, des choses en commun. Mackenzie, elle, ne savait pas jouer de la guitare. Et c'était ce qui faisait toute la différence.

Peter avait l'impression de porter le poids du monde sur ses épaules, et c'était un véritable fardeau. Lui qui d'ordinaire se tenait droit comme un piquet était presque avachi, les épaules en avant, comme s'il pouvait s'écrouler à tout moment. Ses yeux, d'un bleu plus pâle que d'ordinaire, dans lesquels se reflétait le ciel, était brumeux et ne cessaient de parcourir le parc d'un bout à l'autre. Ne pouvant rester en place, il se mit à se dandiner sur ses pieds, légèrement gêné par le ton naturel qu'il avait emprunté pour apostropher la jeune femme.

Et il faisait pitié, autant qu'à voir qu'à entendre. On aurait dit un aventurier, perdu au fond de la jungle depuis trois mois. Surtout que la légère barbe qui commençait à lui pousser sur le menton n'arrangeait rien. Les cheveux en bataille, l’œil hagard, il avait tout pour prouver son mauvais état. Et même s'il avait plus l'allure d'un mendiant qu'autre chose, il n'avait pas l'air bien méchant. C'était sûrement ce qui avait poussé la jeune femme à lui répondre. Ou peut-être par pure politesse.

Peter sourit quand même. Lui, ça faisait à peine deux ans qu'il jouait de la guitare. Il devait être bien minable devant la jolie brune. On lui assurait toujours qu'il se débrouillait bien. Mais il se débrouillait bien pour deux ans de cours, pas comme s'il avait joué dix ans de la gratte. Et l'hypocrisie faisait partie du quotidien de tout le monde...

Il ne répondit cependant pas. De toute façon, qu'est-ce qu'il aurait pu dire ? Un sourire suffisait. Un sourire, ça disait tout. Ses émotions, son ressenti... sa satisfaction, même. Mais la jeune femme ne le regardait plus, et grattait les cordes de son instrument, comme si elle attendait qu'il s'éloigne. Mais non, Peter restait planté là, dans la ferme intention de s'occuper à quelque chose. Alors autant discuter avec quelqu'un qui partageait les mêmes passions, non ?

Quand elle lui demanda pourquoi il l'avait interpellée, Peter fut plutôt surpris. Il ne s'attendait pas à ce genre de question, mais après tout, c'était légitime. Il posa son regard sur la guitare de la jeune femme, esquissa un pâle sourire, et haussa les épaules, comme quelqu'un qui est complètement perdu et qui ne répond plus de rien. Pourquoi il l'avait apostrophée ? Il n'en savait rien. Comme ça. Par curiosité. Il se décida enfin à articuler :

« Là n'est pas la question. La question est : pourquoi me posez-vous cette question ? »

La conversation prenait un tour compliqué, et même Peter ne comprenait pas vraiment ses paroles. Il avait la sensation d'avoir le cerveau aussi mou que du marshmallow, et que ses membres n'étaient que de frêles piliers soutenant le poids de son corps. Il fixa résolument son regard dans celui de la jeune femme qui s'était levée, d'autant plus qu'elle n'était pas désagréable à regarder. Cependant, il était las, et la chose qu'il avait le plus envie de faire était de s'asseoir mollement sur le banc, là, à quelques centimètres.

La jeune femme l'intriguait, plus qu'elle ne devait le penser. Même si elle n'avait pas le même air avachi, elle semblait dans une situation semblable à la sienne. Ce genre de choses pouvait aussi bien rapprocher des gens que les éloigner. Et Peter était certain qu'il n'avait pas croisé sa route pour rien. Il y a toujours une raison à tout, comme il y avait une raison à la détresse du jeune homme. Lorsque ce dernier répondit plus philosophiquement à la question de la jolie brune, celle-ci parut un instant décontenancée. C'était vrai que sa réponse était plutôt imprévisible, mais il n'avait pas pu s'empêcher de sortir ça. Mais la jeune femme ne releva pas. De toute façon, Peter n'attendait pas de réponse. Et, bien que l'inconnue ne lui atteigne même pas l'épaule, il se sentait en position d'infériorité. Il avait l'impression d'être pathétique, et il détestait ce sentiment. Comme si ses oreilles étaient bourrées de coton, et que ses jambes étaient faites de chamallow. Pitoyable.

Quand elle lui intima de s'asseoir, il s'écroula sur le banc, comme si de rien n'était. Il esquissa un sourire amusé lorsque la jeune fille étendit ses jambes à côté des siennes, comme pour comparer leur taille. En fait, il ne s'était jamais rendu compte qu'il avait d'aussi grandes jambes. À côté de ceux de l'inconnue, elles étaient carrément immenses. Peter chassa ces pensées, mais resta pantois en écoutant la jeune femme. Il se demanda soudain si elle était voyante, puis se rappela que son état intérieur devait être visible physiquement. Tout en fixant le même point invisible qu'elle, en face d'eux, il répliqua après un petit silence :

« Vous n'avez pas l'air en meilleur état... »

Mais au moins, elle avait plutôt l'air de quelqu'un qui allait de l'avant, et pas un type errant comme un fantôme. Il y avait quand même une nuance. Il se promit de suivre les conseils de la jeune fille, parce qu'il avait vraiment l'air minable. Soudain, il se rendit compte qu'il ne s'était pas présenté, alors il s'empressa de déclarer :

« Au fait, moi c'est Peter. Quel prénom peut porter une aussi charmante femme comme vous? »

Il n'avait pas pu résister à l'envie de glisser cette phrase, c'était vraiment plus fort que lui. Il avait plutôt l'habitude – pour ainsi dire – de faire ce genre de compliments, mais l'inconnue n'apprécierait peut-être pas. Il se redressa légèrement pour se donner une attitude plus digne, il n'allait pas non plus oublier qu'il était 'censé' être avec Mackenzie.

Même si l'inconnue ne semblait pas montrer particulièrement son état, Peter savait déchiffrer les expressions du visage. Et il n'était pas dupe non plus. Une jeune femme, qui jouait de la guitare dans un square public, ça n'était pas par gaieté de cœur. Et puis ce joli air qu'elle avait chanté avait remué le jeune homme, comme si chaque accent de sa voix était empreint d'une peine dissimulée. Il n'avait jamais essayé de chanter en même temps que gratter sa guitare, mais à présent, cette possibilité se présentait comme si on la lui offrait sur un plateau.

La réponse qu'il reçut le percuta de plein fouet. Soit elle tentait de lui expliquer qu'il ferait mieux d'aller de l'avant, soit elle se moquait de lui. Légèrement vexé, Peter haussa les épaules avec nostalgie. Il aurait bien aimé oublier un instant tout ce qui l'assaillait. Mais dès qu'il se sentait en pleine forme et que le chagrin avait disparu de son esprit, chaque chose qu'il regardait lui rappelait son bonheur gâché. Mais, même en y réfléchissant bien, il sentait que jamais sa vie ne serait la même. Si il restait avec Mackenzie, il aurait sans cesse droit à ses conseils, ce qui commençait déjà à l'agacer. Cependant, s'il la quittait, il aurait son désespoir sur la conscience – et c'était la dernière chose qu'il voulait. Il lui faudrait prendre une décision rapidement. Ou alors, il pouvait simplement faire une pause, partir dans un autre coin du monde pour faire le point et se remettre en question. Ainsi, il pourrait revenir les bras ouverts, ou rester dans son pays en vivant avec l'ombre de lui-même. Tout compte fait, il préférait la première option. Vivre en ermite n'avait jamais été son fort.

« C'est vrai », articula-t-il enfin, même si la jeune femme ne semblait pas attendre de réponse. « J'ai plutôt l'air d'un type désespéré que quelqu'un qui essaie de surmonter des obstacles. »

Cette constatation n'était pas nouvelle, mais il n'avait pu s'empêcher de la formuler à voix haute. Et il se promit d'y remédier. Il pourrait, déjà, éliminer ces cernes en se couchant plus tôt ; au lieu de rester obstinément pantois devant la fenêtre, à fixer un point qui n'existait pas. Ensuite, il pourrait tout simplement sourire, et prendre un air plus joyeux. D'ailleurs, celui que lui adressait la jeune femme prouvait ses efforts – même s'il paraissait empreint de beaucoup d'autres émotions que de la joie pure et simple. Le simple fait d'évoquer son nom l'arracha à sa rêverie. Enola. Il avait lâché le compliment tout naturellement, sans aucun but inavouable. Simplement parce que les mots lui étaient venus à l'esprit et que, au point où il en était, on ne pourrait le soupçonner de rien. Cependant, alors qu'il ne s'y attendait pas, la jeune femme le remercia pour le compliment. Surpris, Peter ne répondit rien, mais ne cacha pas son étonnement. Il esquissa un sourire devant l'hésitation d'Enola.

« Oh », fit-il simplement. Et même si ça n'était pas constructif, il ne put s'empêcher de sourire de nouveau. « Mettons ça sur le compte de la fatigue. »

Non qu'il ait lancé ça sans réfléchir, au contraire. La jeune femme était particulièrement jolie – et Peter appréciait ce genre de beauté –, mais Enola semblait ne pas vraiment comprendre ses intentions. Enfin, au lieu de s'embrouiller l'esprit, il se contenta de fermer les yeux, pour les rouvrir lorsque le soleil se coucherait, arrosant de couleurs tous les gens qui assisteraient au spectacle.

Peter se raccrochait à l'idée que la jeune inconnue qu'il avait abordé puisse trouver une solution à son dilemme, qu'il en ressortirait quelque chose qui le ferait réfléchir, et qui l'aiderait à prendre la bonne décision. Mais c'était à lui seul de faire ses choix, et il n'était pas certain quant aux capacités qu'Enola pouvait lui offrir. C'était simplement une jeune femme qui jouait de la guitare dans un square. Tout dans sa musique pouvait évoquer sa peine, à moins que ça ne soit une impression, ou le fruit de son imagination ? Quoi qu'il en soit, Peter n'était pas sûr qu'Enola accepte de l'aider en quoi que ce soit, elle ne voudrait pas s'en mêler. Il ne devait ni entrer dans la vie privée de l'inconnue, ni la laisser entrer dans la sienne. Point.

Il était tellement plongé dans ses pensées qu'il n'entendit même pas la jolie brune. Son esprit embrumé ne cessait de se demander ce qu'il devait faire, et surtout, qu'est-ce qui ne chagrinerait personne ? Dans tous les cas, quoi qu'il fasse, il faisait de la peine à quelqu'un. Cristal serait déçue qu'il n'assume pas sa paternité comme il l'aurait dû. Mackenzie deviendrait folle de rage – ou de chagrin, au choix – s'il la quittait. Il n'avait donc plus qu'une seule solution : endosser à la fois son rôle de père et de petit ami. Peter avait l'impression d'être sur un bateau, en pleine tempête, qui tanguait vertigineusement.

Il tiqua lorsque la jeune femme plaisantait au sujet de ce qu'il avait dit. Non, ça n'était pas ça... Il était trop fatigué pour se rendre compte de tout ce qu'il disait, même si évidemment le compliment était sincère. Sauf qu'il ne savait pas trop comment s'expliquer.

« Ça n'est pas ce que je voulais dire. » Il la jugea de haut en bas, perplexe. « Vous êtes très bien. »

Peter s'autorisa un petit sourire. Le mensonge n'était pas son fort, et Enola pouvait ne pas le croire si ça lui chantait. Mais il était réellement sincère. De toute façon, il se fichait bien de savoir ce qu'on pensait à son sujet, il disait simplement ce qu'il pensait. Il observa un instant le vent qui jouait avec les feuilles des arbres, puis le soleil qui imbibait tout de ses couleurs éclatantes. C'était un instant si rare, si féérique, qu'il passa à la vitesse de l'éclair, et bientôt, les deux jeunes gens se retrouvèrent dans la pénombre. Ils n'avaient pas dit un mot jusque là, puis Peter déclara très sérieusement :

« Ce n'est pas prudent pour une jeune femme de se promener seule à la nuit tombée. Enfin, de jouer de la guitare en plein milieu d'un parc », rectifia-t-il après coup.

Il se gratta la nuque, pensif. N'importe qui pouvait rôder dans le parc à cette heure, et on avait déjà entendu parler de disparitions dans ces circonstances mystérieuses.

Peter poussa un léger soupir. Lui-même ne connaissait même plus ses motivations. Ses motivations pour vivre, pour être satisfait à Isla Novela comme il l'avait été au début, toutes ces petites choses qui avaient fait de lui un être heureux ; et il commençait même sérieusement à songer à rentrer à New York. Au fond, il avait toujours voulu retrouver sa terre natale, mais souhaitait-il réellement se souvenir de tout ce qu'il avait vécu là-bas, de ce qu'on lui avait enseigné ? Non, il préférait de loin rester sur l'île, peut-être partagé entre deux choix, mais donc l'existence n'était plus celle d'un New New Yorkais comme un autre. Il ne voulait plus être banal, mais unique, être lui, en somme. Mais maintenant, il était complètement perdu, désorienté dans son propre esprit, avec l'impression fâcheuse de ne rien contrôler chez lui. Comme s'il était tombé dans un gouffre sans fin et que personne ne lui tendait la main pour l'aider à remonter. Et puis il se dit qu'il pouvait aussi faire des efforts et trouver le problème chez lui, parce que finalement, c'était bel et bien de sa faute, et à lui seul.

Cependant, sa rencontre avec Enola avait comme dévoilé une parcelle de son esprit toujours libre, et il avait l'impression de tout voir sous un jour nouveau. Cette jeune femme avait l'air bien plus forte que lui, pensée plutôt encourageante. Lui qui détestait perdre la face, le voilà servi ! Il jugea préférable de prendre exemple sur l'inconnue et d'aller de l'avant, même si malgré tout, la peine se lisait sur son visage et dans ses traits fatiguées. D'ailleurs, il commençait même à se demander comment il avait pu savoir que quelque chose clochait chez Enola. Sûrement par pur instinct de solidarité. Dans tous les cas, ce silence commençait à être pesant, et ce fut ainsi que Peter aborda le sujet de l'imprudence de se balader à cette heure. Oh, il ne devait pas y avoir beaucoup de gens malintentionnés à Isla Novela, mais sait-on jamais !

Le jeune homme s'esclaffa lorsque Enola lui rétorqua à brûle-pourpoint une de ces répliques ironiques qu'il aimait tant. Il décida de jouer le jeu, et entra dans son humour, tout en soutenant son regard. Et puis, ça faisait du bien de rire un peu, pour une fois qu'il en avait l'occasion !

« Oh, mais je sais me défendre autant que je peux le faire pour une demoiselle en détresse. Je peux très bien écraser une armée entière d'une seule main », ajouta-t-il avec un sourire amusé.

Il aimait bien plaisanter sur sa force 'légendaire', parce que son ego était flatté, même si ça n'était qu'une simple blague. Mais ce qu'il détestait, c'étaient les réparties acerbes et cyniques, auquel cas sa dignité en prenait un coup. C'était le genre de choses qu'il abhorrait, et dans ce cas-là, mieux valait ne pas s'y frotter !

Peter était content d'avoir enfin trouvé quelqu'un qui le comprenait, et qui ne demandait pas sans cesse des explications sur tel ou tel comportement. Quand on déprime, c'est sérieux, inutile de vous demander ce qui ne va pas, vous ne voulez rien entendre. Alors le jeune homme était vraiment heureux d'avoir croisé la route d'Enola. C'était comme un signe de la providence, comme si on lui prouvait enfin qu'on ne l'abandonnait pas. Lui qui était au bord du gouffre, il avait maintenant une main, même deux, auxquelles se raccrocher. Maintenant, il se hissait au-dehors avec plus de force que jamais, et il était certain que la jolie brune l'aiderait.

Peter leva les yeux vers le ciel et observa un instant, en silence, les étoiles qui y apparaissaient unes à unes. Le regard d'Enola restait gravé dans son esprit ; il faut dire qu'ils étaient marquants, ses yeux. Pas spécialement originaux, mais surtout profond, intenses. Le genre de regard qu'il faut avoir pour émouvoir une brute née. Et Peter appréciait ça. Il appréciait son humour, sa conversation, ses initiatives. Il commençait à bien s'amuser, même. Enola l'aidait à retrouver sa joie de vivre, à sortir de tous ces moments d'indécision, d'hésitation.

« Espérons-le, oui. Mais je pense qu'on aura trop peur de moi pour oser s'approcher, même avec un fou au volant. »

Peter sourit, continuant sur sa lancée, et dans le même genre de plaisanteries. Il n'avait pas envie de se fermer à nouveau, de rentrer dans sa carapace comme durant les jours précédents. Il avait envie de sentir enfin la joie dans l'air, de sentir les rires chaleureux et les conversations amicales. Même avec une inconnue. Même avec Enola. Elle jouait de la guitare, elle aussi. Elle pourrait bien lui apprendre quelques morceaux, si elle était d'accord. Le jeune homme n'était pas un expert, il avait encore beaucoup à apprendre. C'était l'occasion rêvée. Du moins, pas ce soir. Un autre jour, peut-être... Mais pas ce soir.

Peter se leva, jugeant qu'il ferait mieux de raccompagner Enola jusqu'à son vélo, puis de rentrer lui-même. Cette sortie lui aurait fait le plus grand bien, au moins, et il pourrait donner son numéro à la jeune fille. Il avait beaucoup aimé sympathiser avec elle, alors ce serait un pur plaisir de la revoir. Leurs plaisanteries, leurs aveux, c'était un peu trop, mais ça avait ôté un poids de la poitrine de Peter. Il se sentait plus léger après quelques confessions, même si raconter son histoire en entier lui aurait complètement rendu sa liberté. Il se sentait un peu buté, bloqué, renfermé sur lui-même, n'ayant aucun gage de la bonne foi de son entourage. Alors qu'Enola n'était qu'une inconnue à qui il avait confié ses peines de cœur... c'était presque effrayant.

Peter se leva et, d'un même mouvement, la jeune fille le suivit. Les étoiles commençaient à apparaître dans le ciel, et c'était, selon lui, le spectacle le plus beau qui soit dans la journée. Il se représentait chaque étoile comme une âme, une vie, un chemin qui s'éclaire, et lorsqu'elles s'éteignaient, elles ne retrouvaient pas le noir, non, mais elles disparaissaient seulement pour réapparaître plus tard. Il interprétait ça de différentes façons, toutes plus poétiques les unes que les autres, et il faut dire que ça ne lui ressemblait pas. Il préféra cependant garder ses pensées secrètes, il n'était pas prêt à dévoiler sa vie à une inconnue, enfin presque-inconnue puisque c'était Enola et qu'Enola n'était pas ordinaire à ses yeux.

Il faisait sombre mais les lampadaires s'allumaient les uns après les autres et il distinguait le chemin de mieux en mieux. Il mit les mains dans les poches et pencha la tête en arrière et siffloter. Sifflement qui se perdit dans le noir de la nuit, dans l'obscurité et le silence alentours, peuplé seulement par le bruit de lointaines conversations et de la circulation, bien que cela lui apparaisse dans un autre temps, une autre dimension. Il put enfin dire au revoir à Enola, il avait son numéro bien en poche, décidé à ne pas le perdre. Ce simple bout de papier lui était précieux, il en avait assez de dépendre de son entourage, c'en était fini de suivre les directives de Mackenzie, fini. Sa résolution était prise.

« À bientôt dans ce cas », répéta Peter, un peu nostalgique. « J'ai passé une bonne soirée. Ah, et... merci pour tout. »

Sur ces mots, il recula de quelques pas et laissa la jeune fille enfourcher son vélo. Il souriait, et pour la première fois depuis quelques jours, il était heureux. Comme une explosion de joie au creux de ses reins, comme un bonheur intense qui se transforme en peur, mais une peur gentille. Le jeune homme s'attarda un peu dans le parc, observa les alentours, puis décida de rentrer. Il avait assez traîné ici.